Alcoolisme, confusion, violence...
Dans l'idéologie de la guerre sexiste, j'en connais des tas qui auraient sauté sur l'occasion pour cogner et éradiquer celui qui n'est pas du sexe autorisé.
Seulement voilà Paola di Blasio et Stefano Cirillo sont des thérapeutes familiaux, systémistes, qui ont depuis longtemps pris la peine de mettre au clair leur propre subjectivité et leur éthique. Voici donc le travail de thérapie sous mandat :
Un enfant préféré et les autres négligés.
Un troisième destinataire (par ailleurs insolite) de l'incapacité parentale peut être l'enfant typiquement le premier lorsqu'il s'est inséré, de façon insolente, dans le couple conjugal, alors que les autres apparaissent, pour ainsi dire, hors du jeu.
Un exemple typique est représenté par la famille que nous appellerons Scalici. Les époux se sont mariés à 15 ans, après avoir fugué de la maison, comme il est habituel dans une certaine culture du Sud de l'Italie, et ont aussitôt eu un premier enfant, Vincenzo. La seconde, une fille, Anna, est morte à quelques jours, si bien qu'entre Vincenzo et la soeur suivante, Rosaria, il y a un intervalle de quatre ans. Après deux autres années naquit Giuseppe, suivi, un an après, par Antonio. L'installation de la famille à Milan avait provoqué la rupture du schéma du couple traditionnel dans leur culture : le mari procure les revenus et la femme s'occupe des enfants et de la maison. Les deux conjoints avaient trouvé chacun un travail avec des horaires différents, lui comme manoeuvre, elle dans une entreprise, de ménage. Ils se partageaient les tâches ménagères.
Les premières disputes avaient éclaté à ce sujet, le mari répugnait à accomplir des fonctions « de femme », était jaloux que sa femme sorte de la maison. Celle-ci, alors âgée de 25 ans, se reposait toujours plus sur Vincenzo, 9 ans à l'époque, auquel elle se plaignait du mauvais caractère de son mari. Ce dernier, se sentant toujours plus exclu, buvait, renforçant ainsi le lien entre la mère et l'aîné. Il ne restait plus au mari, incapable de verbaliser avec clarté sa jalousie contre son fils, qu'à mettre sa femme enceinte deux fois encore. La femme réagit au plus mal à ces deux maternités indésirées, et tenta inutilement d'interrompre la dernière, sans pour autant renoncer à son propre travail à l'extérieur, d'autant plus que le mari buvait toujours plus et travaillait toujours moins. Le père et Rosaria devaient s'occuper des quatre enfants plus jeunes, formant ainsi un couple opposé à celui de la mère/Vincenzo. Mais alors que le lien entre ces deux derniers était soudé par une attirance intense, celui du père et de la fille était seulement basé sur la rancoeur, la jalousie, et l'envie par rapport aux deux autres.
Le mariage symbolique entre la mère et Vincenzo est confirmé par la nouvelle que la femme apprend par le médecin et qu'elle communique seulement à Vincenzo : le « chef de famille » est atteint d'une cirrhose avancée qui lui laisse peu de temps à vivre.
Entre-temps, Giuseppe, Antonio et les deux frères cadets grandis-sent sans que personne ne s'en occupe de manière adéquate : ni la mère, pleine de rancune contre le mari qui boit, est violent, ne travaille pas, et ne pense qu'à lui faire des enfants, ni le père qui, sans travail, mortifié par sa condition d'homme au foyer, rumine en buvant sur les torts que sa femme lui a faits. Vincenzo et surtout Rosaria suppléent dans une faible mesure, mais l'équilibre précaire de la situation se rompt brutalement quand Vincenzo, à 16 ans, se trouve une fiancée, Anna. La mère, terrorisée à l'idée de perdre le soutien de son fils, tente d'inclure la jeune fille au sein de la famille. Elle l'accueille à bras ouverts, comme la réincarnation de sa propre fille morte, dont, par hasard, elle porte le nom.
Anna, qui elle aussi provient d'une famille ravagée, est bien contente de cet accueil et se met en quatre pour le mériter. Prenant la relève de Rosaria, elle s'occupe des enfants en bas âge. Le père n'est pas mécontent d'avoir quelqu'un qui le soulage de quelques tâches ménagères. La seule insatisfaite est Rosaria, déchue de sa seule identité déjà vacillante de vice-mère de famille (et seconde femme du père). Évidemment, Anna se fatigue vite de faire l'« esclave » chez les autres et commence à critiquer sa future belle-mère, mettant Vincenzo dans l'obligation de faire un choix.
Les intervenants des services sociaux, qui avaient jusqu'à présent assisté la famille, suppléant aux plus graves carences (absentéisme scolaire, manque de soins médicaux, vaccinations, etc.), voient en même temps le noyau familial se précipiter dans une situation de plus en plus dramatique. Rosaria se présente à l'école (où elle redouble sans aucun profit la cinquième) dans un état d'abattement et de confusion de jour en jour plus évident. Giuseppe et Antonio fréquentent très irrégulièrement l'école, désorientés et désordonnés ; les plus petits vont à l'école maternelle, sales, dénutris, en mauvaise santé. Cependant, les enquêtes des services se heurtent à un mur de négation de la part des parents, jusqu'au jour où Vincenzo, accompagné de sa fiancée, fit un choix, et se présenta aux intervenants pour dénoncer la négligence des parents envers ses frères et soeurs.
Comme on peut le noter, dans cette famille la négligence constitue un symptôme qui peut être compris à l'intérieur d'un jeu qui ne franchit pas les frontières de la famille nucléaire : tous les grands-parents étaient déjà morts, et les oncles et tantes, restés dans le sud, apparaissaient peu significatifs. Les thérapeutes qui suivirent ensuite cette famille eurent la vive impression d'un jeu à quatre joueurs (père, mère, Vincenzo et Rosaria) déséquilibré ensuite par l'arrivée d'Anna ; il semblait, au contraire, que Giuseppe, Antonio et les deux petits ce n'est sans doute pas un hasard si leur nom n'est pas mentionné n'étaient même pas parvenus à la condition existentielle de joueurs aux yeux des membres de la famille.
La prise en charge de la famille commença par l'éloignement de tous les enfants, excepté Vincenzo, désormais majeur. Les premières séances diagnostiques, dans lesquelles fut percé à jour le jeu que nous avons décrit, reçurent une réaction bruyante de Rosaria, qui fugua de la communauté où elle avait été placée et présenta par la suite, dans l'institution où elle avait été accueillie une crise dissociative. Le travail qui avait été développé précédemment sur l'inclusion de Vincenzo dans le couple, permit de suggérer aux conjoints d'éloigner l'aîné qui, dans l'attente de partir au service militaire, fut accueilli pendant quelques semaines par la famille d'Anna. Cette mesure tranquillisa immédiatement Rosaria. Une circonstance heureuse facilita le traitement : quand les thérapeutes décidèrent d'expliquer à M. Scalici combien sa situation clinique était dramatique, celui-ci répondit par l'abandon immédiat de l'alcool, une reprise psychophysique conséquente et un pronostic favorable.
La présence d'un service social, en mesure d'effectuer, à domicile et à l'école, un contrôle très précis et circonstancié sur la condition des mineurs, permit de conclure la phase d'évaluation par un retour simultané de tous les enfants dans la famille, excepté Vincenzo, après seulement quatre mois d'éloignement.
On considéra la thérapie comme terminée quand les parents réussirent à cesser de centrer les séances exclusivement sur Vincenzo et sur la pauvre Anna, devenue pour eux pratiquement une incarnation du diable, et à parler plutôt des quatre plus jeunes qui simultanément, en séance et à la maison, furent différenciés et reconnaissables les uns des autres.
La famille d'accueil qui avait reçu les deux plus petits contribua aussi à ce processus d'individuation : la disponibilité des accueillants stimula une saine compétition pour la « possession » des enfants, qui représentèrent à partir de là une valeur à obtenir et non plus un poids à supporter.
Stefano Cirillo, Paola diBlasio.
La famille maltraitante. Traduction française chez Editions Fabert, Paris. Première édition : 1989 chez Rafaelo Cortina Editore, Milano.