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Jacques

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Educateur, c'est un beau métier...
* le: 12 octobre 2006, 04:34:31 *
* Modifié: 02 août 2008, 01:43:38 par Jacques *
Educateur, c'est un beau métier
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...
C'est vrai qu'il était plutôt impressionnant et pas spécialement engageant. Cent kilos à peu
près mais ce n'était pas que du muscle; et comme il ne faisait qu'un mètre 75, les bras et
les cuisses débordaient de partout.
On l'avait envoyé chez nous parce que l'hôpital n'en voulait plus. L'hôpital psychiatrique,
j'entends. Il avait à peine seize ans mais ça n'arrangeait rien, bien au contraire. Pas question
de penser à un retour dans sa famille, avait dit le Juge, il ne faut quand même pas
exagérer, ce gars a agressé le directeur de son école avec une hache!
Ça fait quoi, trois quatre ans maintenant, et il m'arrive souvent de penser à lui et de me
demander... On n'avait pas tellement le choix. C'était pas vraiment le genre de nos
"clients" habituels, mais on se disait qu'en le travaillant en douceur, le juge finirait
bien par accepter qu'on essaye de voir ce qui n'allait pas dans cette foutue famille. En
plus de ça, les dernières situations qu'il nous avait envoyées n'avaient pas très bien
marché: nous, avec nos idées de travail en famille qu'on mettait parfois à toutes les
sauces. Il n'avait pas tort, remarquez. C'est vrai qu'on ne faisait pas toujours dans la
dentelle et qu'on se montrait parfois trop empressés pour demander un "retour en famille".

On avait trop envie d'y croire.
En plus de ça, on n'aimait pas tellement les psychiatres... On était un peu prétentieux,
quoi. C'est vrai, il faut reconnaître ce qui est.
En attendant, il était chez nous. On devait le garder, il fallait qu'il se trouve du boulot,
qu'il s'y tienne et puis on verrait bien. Ah oui, j'oubliais, il fallait aussi qu'il prenne
ses médicaments. Et ça, il en avait un paquet ! Il avait des neuroleptiques, des correcteurs
de neuroleptiques, et le reste, je ne m'en souviens plus bien, mais il en avait encore pas
mal d'autres en plus de sa piqûre mensuelle: "haldol-retard" ou quelque chose comme ça.
Encore un neuroleptique, mais là, il ne risquait pas de l'oublier.

Ah oui, mon vieux, on peut dire que tu ne nous rendais pas la vie facile.
Et en plus de ça, il faisait tomber notre moyenne. Imaginez-vous, à ce moment-là, on
réinsérait comme des chefs: quatre mois de placement en moyenne et zou, réinséré! Tous. Ou
presque. Mais avec lui, ça se présentait plutôt mal. Si, si, bien sûr, on pouvait voir sa
mère et même faire des entretiens avec les deux ensemble. Mais on n'était pas dupes;
discuter sur des projets ou des souvenirs, c'est bien beau, mais c'est quand le gosse est à
la maison que les problèmes arrivent. Alors, on ne se faisait pas trop d'illusions. Et puis,
le juge avait dit «pas question».
Il s'appelait Michel. Non, il ne s'appelait pas Michel, mais je ne peux pas dire son nom. Ça
aussi c'est dur, parce que quand j'y pense c'est son nom que j'entends d'abord. Michel.
Donc, il était gros et il s'appelait Michel. Il était très malheureux d'être gros. Pas
toujours, bien sûr, parfois il était bien content de pouvoir faire peur aux autres. Et je
vous assure qu'il pouvait être effrayant. Mais il était gêné de son corps. Les filles bien
sûr. Si vous n'avez jamais travaillé dans un home, peut-être que vous ne savez pas vraiment
à quel point les enfants peuvent être sincères et sans pitié. C'est la règle dans les homes:
dur, direct et capitaliste. D'ailleurs, c'est ça qui m'avait le plus frappé quand j'ai
débuté dans ce métier. Je croyais que lorsqu'on avait été élevés ensemble on devenait plus
tolérants, plus sensibles aux besoins des autres et que lorsqu'on n'avait jamais eu
grand-chose on accordait moins de valeur au matériel. En fait, c'est tout le contraire.
J'étais très naïf quand j'ai débuté.

Donc, les filles c'était pas évident pour lui. Et en plus, il était toujours amoureux. Des
éducatrices, des autres pensionnaires... Pas de chance pour lui.
"Tire-toi, espèce de gros porc" lui avait dit un jour la petite jeune fille de 13 ans à qui
il avait fait du gringue. Elle était vraiment mignonne mais elle aussi avait passé du temps
dans les homes et elle connaissait bien les règles. C'était dur, ça, pour lui, très dur. Il
en parlait, aux éducateurs, aux éducatrices, à moi aussi. Et on essayait tous de lui
remonter le moral. Pas bêtement d'ailleurs; on essayait d'être le plus efficaces possible :
on savait que ce gamin en bavait et on étudiait le problème le plus sérieusement et le plus
rigoureusement qu'on pouvait. On n'était peut-être pas Milton Erickson, mais on aurait
vraiment bien voulu l'en sortir. Et parfois, il y avait des choses qui se passaient. Il
avait même fait des régimes. Ça aussi, c'était dur : il ne mangeait presque rien pendant une
semaine puis il n'en pouvait plus; enfin, je veux dire subitement, il s'en foutait d'être
gros et puis d'abord, il y a des filles qui n'en ont rien à foutre qu'on soit gros et même
qui aiment bien ça, et puis, si ça te plaît pas, t'as qu'à le dire ...

Mais quand il était amoureux, c'était un peu tard, il était gros. Alors il essayait de se
suicider. Il partait vers la voie de chemin de fer et il fallait lui courir après. C'était
pas toujours évident, et puis ça n'arrangeait pas ses affaires avec le Juge.
Il avait fini par trouver un travail. C'était pas très bien payé, mais la question n'était
pas là. Il devait mettre des pièces mécaniques dans des boîtes. Il y avait des trous de
différentes dimensions et il devait mettre les bonnes pièces dans les bons trous. Il était
payé au nombre de boîtes remplies. Le problème, c'est qu'il n'arrivait pas à se concentrer.

Ah oui, on n'avait pas pensé aux médicaments. On demande au médecin, et oui, c'est bien
possible : il est bien calme mais on ne peut pas tout avoir. Oui, mais alors, si je ne
travaille pas, je resterai ici; et je n'arrive pas à travailler parce que je prends mes
médicaments, mais si je ne prends pas mes médicaments, le Juge me remettra à l'hôpital ...
La vie n'est pas toujours simple pour un psychotique.

Mais, s'il était psychotique, il n'était pas con. Il décide alors d'aller expliquer son
problème au psychiatre qu'il devait aller voir tous les quinze jours. Il ne l'aimait pas
beaucoup, mais il décide quand même d'essayer et de lui demander s'il peut arrêter de
prendre ses neuroleptiques. Nous, on était d'accord. On trouvait qu'il était sympa malgré
les ennuis et puis on n'aimait pas beaucoup les neuroleptiques non plus. On était une bande
de jeunes, quoi!
Ça ne s'est pas très bien passé. Le psychiatre n'a pas voulu. Alors, il a décidé de ne plus
les prendre quand même. On ne pouvait pas laisser passer ça sans le dire au Juge, mais on
avait un mois avant le rapport, on aurait toujours le temps de voir comment ça se passait.
Et puis dans le fond, on n'était pas vraiment sûrs de nous non plus. Bref, plus de
neuroleptiques, plus rien. Et ça marche. Pas plus de problèmes qu'avant. Tout le monde est
content et on décide qu'on peut prévenir le Juge, et que Michel ira lui-même lui expliquer
ses raisons et puis voilà.
Là non plus, ça ne s'est pas très bien passé. Le Juge a dit que le psychiatre savait ce
qu'il faisait; lui a répondu que le psychiatre était un con et qu'il voulait en voir un
autre parce que celui-là était encore plus fou que lui; le juge a dit que ça ne servait à
rien d'en voir un autre parce que tous les psychiatres sont pareils ... je n'invente rien,

il lui a dit que tous les psychiatres étaient un peu cinglés ... Il lui a dit ça, à lui qui
devait aller en voir un deux fois par mois et obéir à tout ce qu'il lui ordonnait,
neuroleptiques compris. Ce fut un sale coup pour Michel.

Je suppose que le Juge n'a pas mesuré la portée de ce qu'il lui a dit. Il lui a probablement
dit ça comme ça, pour couper court à la discussion et sans y penser vraiment. Une espèce de
boutade quoi, comme on en fait tous.

Ensuite il s'est dit qu'il n'avait qu'une chance de s'en sortir: s'engager à l'armée. On
n'était pas très chauds mais finalement, ce n'était pas le moment de se conduire en
pacifistes bornés. Alors, on l'a aidé à faire les démarches.
Ça tombait bien, il aurait dix-sept ans dans quelques mois et à ce moment-là, il pourrait
passer les tests. Il s'est préparé, il a revu un peu de calcul et d'orthographe. Et il est
allé passer les tests. Et tout s'est bien passé. Jusqu'au moment où on lui a demandé s'il
avait déjà été hospitalisé, et où, et pourquoi, et...

Et il est rentré chez nous. Et ça n'a pas été très amusant. En fait, ce fut même plutôt
bouleversant pour tout vous dire. Mais au fait, je ne vous ai pas dit comment il s'était
retrouvé à l'hôpital psychiatrique. Ses parents avaient divorcé lorsqu'il avait 7 ans. C'est
son père qui en avait eu la garde. Il avait été élevé à la dure : à la moindre bêtise, son
père le frappait, et fort. Comme l'école spéciale se trouvait à proximité, il s'y était
retrouvé. Les enfants ne sont pas toujours faciles dans ces écoles. On y mélange parfois des
gosses assez différents et les professeurs ont souvent bien du mérite à pouvoir y maintenir
une discipline même souple. A un certain moment, dans cette école-là, ils n'y arrivaient
plus. Des jeunes y venaient avec des couteaux et c'était vraiment la pagaille complète. Et
il y avait aussi un trafic de photos porno. Et c'est comme ça qu'il s'est fait attraper. Le
directeur l'a questionné pour connaître les noms de la bande. Il n'a rien voulu dire et
s'est retrouvé à la porte pour trois jours. Il a trouvé ça injuste : il ne voulait pas
dénoncer ses copains. Alors, le deuxième jour, il est revenu... avec une hache cachée sous
sa veste. Il était bien décidé à rester à l'école. Le directeur est allé dans la classe, l'a
vu et lui a ordonné de sortir. Il a réagi en le menaçant. Le ton a monté. Il y avait
justement la police qui venait enquêter à propos de toutes les difficultés dont j'ai parlé;
ils étaient dans la cour. Le directeur lui a dit que s'il ne sortait pas tout de suite, il
appellerait les policiers pour l'emmener. Et c'est là qu'il a sorti la hache. Le directeur
est sorti de la classe et a refermé la porte. Michel l'a suivi et a planté la hache dans la
porte fermée. Derrière, il y avait une jeune stagiaire. La hache a traversé la porte et
s'est arrêtée à quelques centimètres de son visage... !
Il est sorti dans la cour et a été mis en joue par les policiers qui l'ont sommé de se
coucher par terre. Il a eu peur et s'est allongé. Ils l'ont embarqué et envoyé au Tribunal
de la jeunesse. Devant la gravité des faits, le Juge l'a envoyé en prison. Là, on lui a
envoyé un psychiatre pour lui faire subir des tests de santé mentale. Le test de Rorschach a
été un désastre: à chacune des planches, il a dit qu'il voyait son directeur. "Ça c'est ce
fumier de directeur"; le rouge c'était "le sang qui sortira de la tête du directeur quand je
l'aurai écrabouillé", etc., etc. Le diagnostic a suivi le mouvement et c'est ainsi qu'il a
passé plusieurs mois à l'hôpital. Mais, après ça, il fallait bien en faire quelque chose et
on nous l'a envoyé.

Donc, même l'armée n'en avait pas voulu. Et à partir de ce moment, les choses se sont
dégradées. Il a refait quelques tentatives de suicide. Il est retombé amoureux d'une
éducatrice stagiaire qui a eu peur de ses avancés. Il a commencé à jouer avec les couteaux
de la cuisine. Et l'équipe ne voyait plus ce qu'il fallait faire. La paranoïa a monté. Il
était dangereux et on ne pouvait plus le garder. Tout le monde s'en méfiait et lui était de
plus en plus paumé. Ça devait mal finir. Il a menacé des éducateurs, a avalé des
médicaments, et le juge l'a renvoyé à l'hôpital psychiatrique parce qu'il était dangereux.

Là, on a voulu lui redonner des doses importantes de neuroleptiques. Il s'est débattu et a
frappé violemment deux infirmières. Alors, le Juge a décidé que sa place était en prison. Et
il s'est retrouvé à l'annexe psychiatrique de la prison.
Là, quelques mois plus tard, il a aplati une cuiller, l'a aiguisée et a voulu sortir. Un
infirmier s'est interposé et il l'a frappé. L'infirmier était très mal en point. Michel a
été envoyé aux Assises. Il en a pris pour quinze ans mais, en fin de compte, a été déclaré
irresponsable et envoyé dans un Centre de défense sociale.

C'est deux ans plus tard que j'ai de nouveau entendu parler de lui. Il avait téléphoné au
home pour prendre des nouvelles des éducateurs. Noël approchait et je devais passer le
réveillon chez mes parents. Comme ils n'habitent pas très loin du Centre où Michel était
enfermé, j'ai décidé de passer le voir, je n'avais qu'un petit détour à faire. On m'a
accordé les autorisations nécessaires et j'y suis allé.
C'était le 24 au soir vers 5, 6 heures. Il faisait nuit déjà et les immenses bâtiments
étaient plutôt lugubres. On m'a fait passer dans des couloirs interminables, traverser des
cours et des pavillons. Puis on m'a demandé d'attendre dans un petit bureau. Et ils l'ont
amené.
je ne peux pas dire que la rencontre a été vraiment chaleureuse, surtout au début. Il y
avait longtemps déjà. On était tous les deux un peu gênés et lui jouait les gros bras. Il
m'a montré ses tatouages et m'a raconté son histoire. Il m'a dit comment il était arrivé ici
en faisant le gros dur; et comment on l'avait "cassé"; ce sont ses propres termes. A chaque
fois qu'il faisait le malin, on le liait et le plongeait dans une baignoire, etc., etc. Il
avait maigri aussi, de plus de 20 kilos, et il en était très fier.
Puis la glace s'est rompue et on a pu retrouver un peu de contact. J'étais la première
personne extérieure qu'il voyait. Sa famille avait coupé tous les ponts depuis son procès.
Plus rien, ni lettre, ni coup de fil, rien, fini, sa mère lui avait dit que pour elle il
était mort.
Il ne recevait de courrier de personne. Mais il continuait d'y croire. Il m'expliqua que
tout se passait bien ici à présent et qu'avec un peu de chance, dans quatre ans, il pourrait
demander à sortir. Et puis, il se souvenait d'une jeune fille qu'il avait rencontrée au home
et qui s'était mariée et avait eu une petite fille et s'était séparée de son mari, alors
peut-être qu'elle... C'était probablement la seule qui l'avait vraiment compris, etc.
Et puis on m'a demandé de partir. C'était dur aussi parce que j'avais l'impression de
n'avoir pas pu lui dire ce que je voulais. Mais je ne sais pas ce que je voulais lui dire.
Qu'est-ce que je pouvais lui dire ? Alors, on s'est serré la main et puis on s'est quand
même pris dans les bras. Je lui ai demandé ce qui lui ferait plaisir et il m'a répondu qu'il
aimerait que je lui envoie des piles pour son enregistreur.

Ça me semblait tellement dérisoire; alors j'insistais "quoi d'autre ?" Et il me répondait
"Non non, rien, des piles, mais 6, des grosses, parce que mon enregistreur est grand et je
ne peux pas en acheter ici."
Et voilà, je suis reparti dans les couloirs; et je me souviens qu'il y avait un des
pensionnaires qui me suivait avec une espèce de chariot, et je n'osais pas trop me retourner
et j'entendais ses pas et le bruit du chariot derrière moi et je n'étais pas rassuré.
J'avais hâte d'être dehors. Je n'étais pas très fier de moi.
Et les mois ont passé. J'étais débordé à ce moment-là et il m'a fallu du temps pour que je
me décide enfin à lui envoyer ces foutues piles. Je les avais pourtant achetées quelques
jours après ma visite. Enfin, finalement, je lui envoyé les piles et un petit mot.
Et puis, Noël approchait et je me suis dit que je pourrais peut-être lui refaire le coup de
l'année passée. J'ai téléphoné pour voir s'il n'y avait pas de problème pour les
autorisations. On m'a dit "Comment, vous ne savez pas ? Mais monsieur, Michel s'est pendu
dans sa cellule. Oui, monsieur, il revenait d'une réunion avec l'équipe. Non, on ne sait pas
pourquoi. C'était le jour de son anniversaire, il venait d'avoir vingt ans."

Educateur, c'est un beau métier.


C'étaient les pages 322 à 327 du livre de Claude Séron et Jean-Jacques Wittezaele : Aide ou
contrôle; l'intervention thérapeutique sous contrainte. De Boeck-Wesmael, Bruxelles 1991.


J'ai particulièrement apprécié la cohérence et la responsabilité d'adulte du juge : "Le
Juge a dit que le psychiatre savait ce qu'il faisait; lui a répondu que le psychiatre était
un con et qu'il voulait en voir un autre parce que celui-là était encore plus fou que lui;
le juge a dit que ça ne servait à rien d'en voir un autre parce que tous les psychiatres
sont pareils ... je n'invente rien, il lui a dit que tous les psychiatres étaient un peu
cinglés ... Il lui a dit ça, à lui qui devait aller en voir un deux fois par mois et obéir à
tout ce qu'il lui ordonnait, neuroleptiques compris.
"

Et vous ? Qu'en pensez-vous ?