De grands yeux verts et or.

[Jacques]

De grands yeux verts et or.

Monsieur Blot marchait sur le trottoir sans bien faire attention. La journée avait été morne et vexante. Le travail l’usait. Quand donc les choses s’arrangeraient-elles ? Quelle vie de chien !
« Qwoac ! Attention Monsieur ! Vous allez m’écraser ! ». Monsieur Blot se fige stupéfait, le pied encore en l’air. Juste devant lui, prête à être écrasée par son soulier, se tenait une petite grenouille verte, toute luisante.
« Mais que fais-tu là, toi, sur ce trottoir ? »
« Je ne sais pas pourquoi je suis sur ce trottoir, dans cette ville. » répondit la petite grenouille verte. « J’ai peur ! Ils marchent tous si vite, et sans faire attention. Dîtes Monsieur ? Vous pourriez me prendre dans votre poche, pour m’emmener loin d’ici ! » Monsieur Blot n’est pas en état de rétorquer aux demandes d’une petite grenouille qui parle aussi bien, et qui a une physionomie aussi sympathique. Il se baisse, la prend, et la met dans sa poche.
« Mais où veux-tu que je t’emmène, petite grenouille ? » demande-t-il.
« N’auriez-vous pas un jardin ? Monsieur Blot ? Avec une petite mare ? Oh ! Même une toute petite. Juste pour entretenir ma peau délicate. »
« C’est vrai que ta peau est très fine, petite grenouille. » remarque Monsieur Blot, qui en a déjà oublié son chef de bureau si acariâtre.
« Nous voici arrivés ! » dit Monsieur Blot en poussant la porte du jardinet. « Si tu sautais ? »
« Oh ! Il fait très froid, Monsieur Blot ! Ne pourriez vous d’abord me laisser entrer chez vous ? »
Hôte bien élevé, Monsieur Blot se déchausse, puis met les patins, et donne une soucoupe de lait à boire à la grenouille. Puis, à sa demande, il lui fait visiter la maison. Le salon, la salle de bains, la chambre à coucher,
« Oh ! C’est votre lit ? », et la petite grenouille saute dans le lit.
« Hé ! C’est mon lit !
- J’ai tellement froid, Monsieur Blot ! Vous permettez ? S’il vous plaît ! Venez me réchauffer ! vous êtes un homme si gentil ! Il n’y a personne qui soit aussi gentil que vous dans cette ville ! »  Etourdi par ces compliments, Monsieur Blot, qui a l’habitude d’être rudoyé partout, au bureau comme à la maison, s’approche du lit, et s’étend sur la couverture.
« Vous êtes tellement fatigué, Monsieur Blot ! Faites comme moi ! Déshabillez-vous et glissez-vous dans les draps ! ». Tiens, elle a des idées étranges, mais pas idiotes, cette petite grenouille. C’est vrai que je m’étendrais bien pour de bon, pense monsieur Blot.
Il pose son veston, sa cravate, enlève sa chemise, ses chaussettes, etc. Le voilà qui se glisse dans les draps, à côté de l’étrange grenouille verte aux yeux d’or.
Vlouff ! L’étrange grenouille verte aux yeux d’or se métamorphose en une femme superbe, comme jamais Blot n’avait osé en rêver, à la chevelure capiteuse, aux yeux vert et or, avec un large et énigmatique sourire.
C’est alors que sa femme rentre.



Naturellement, elle n’a jamais voulu croire l’histoire de la petite grenouille...